Quel cadre pour la photo?

Quel cadre pour la photo?

Intelligence Artificielle, image numérique et création: Deux résidents de l’édition 2023 des Rencontres de la jeune photographie internationale à la Villa Pérochon ont fait le point autour du maître espagnol Joan Fontcuberta.

“Pour l’instant je n’ai envie ni de diaboliser, ni d’idéaliser ce qu’on peut faire avec l’intelligence artificielle. Juste apprendre à l’utiliser et comprendre”. Chloé Milos Azzopardi

Vos impressions sur l’évènement?

Chloé Milos Azzopardi : C’était très intense les premiers jours de découvrir le travail de chacun, de constater la grande diversité des pratiques chez les sept résidents. Je trouve ce format d’événement très généreux, le fait qu’on ait accès à toutes ces expositions, comme à celle des jeunes photographes grecs. J’ai aussi beaucoup aimé rencontrer Rakele qui présente un projet de science-fiction, assez délirant. Jusqu’ici, je ne connaissais que son travail. Là, on a pu échanger. C’était très chouette.

Valia Russo : La résidence, vivre ensemble au même endroit, ça crée vraiment des liens forts, des relations d’entraide. Pour moi, c’est une première.

Joan Fontcuberta : De mon côté, je partage la même excitation que le reste du groupe, même si c’est la deuxième fois et que je connais un peu l’entourage et l’ambiance. Cette fois, le groupe est très actif. Je me sens très à l’aise avec eux et je suis absolument convaincu que c’est moi qui vais le plus apprendre. 

Existe-t-il un lien qui unit vos œuvres?

Joan Fontcuberta : Le groupe a été constitué par une commission où plusieurs sensibilités se sont exprimées avec une volonté de montrer la diversité de l’exposition photographique avec un point de vue stylistique ou thématique. On sent l’envie de mettre en évidence la créativité et de comprendre à quel point la photographie peut traduire l’esprit de notre temps. 

Vous venez tous d’endroits différents. Y a-t-il différentes façons de travailler selon son lieu d’origine?

Chloé Milos Azzopardi : Je ne sais pas si c’est une question de pays, de nationalité ou juste de sensibilité. Nous faisons de la photo que je qualifierais de plus “plasticienne” quand d’autres s’intéressent plutôt à de la photo plus “sociale”, plus documentaire, avec un cadre artistique de style déterminé. Je ne sais pas si c’est dû aux endroits. 

Joan Fontcuberta : Dans notre monde absolument globalisé, une information circule immédiatement, dans toutes les directions. Autrefois, chaque pays avait des particularités. En arrivant ici, j’ai découvert une voie que je trouve, pour le moment, typiquement française: cette obsession pour l’écologie, pour le retour aux origines. Par exemple, une des artistes développe ses clichés dans du jus de fruit, pas avec les produits chimiques traditionnels. C’est certain que, bientôt, ça va se déployer et que plein de photographes travailleront aussi dans cette direction. D’ailleurs le milieu français de la photo est souvent précurseur de nouvelles pratiques.

Parlons des bouleversements que connaît le monde de la photo: l’Intelligence Artificielle, la baisse des subventions dans la culture, les effets du covid… Est-ce que cela impacte votre travail et vos carrières?

Valia Russo : Pour la baisse des subventions, je ne suis pas trop au courant. En revanche, concernant le numérique, les images sont, maintenant, créées presque instantanément. C’est absolument crucial pour nous de s’emparer du phénomène. Est-ce qu’on assiste à un moment où la photographie va devenir un  art traditionnel, un peu comme la peinture?  Je n’ai aucune idée précise mais c’est intéressant d’y réfléchir. 

Joan  Fontcuberta: Le numérique nous amène à une fabrication de l’image très simple et très économique donc, ça change le système de production. Et si l’image est tellement facile à se construire, ça déplace les forces et les concepts sur l’idée de l’expression. La place de la photographie artisanale est toujours importante mais c’est plutôt l’intention, la volonté, les programmes, les projets qui vont devenir prédominants. Et l’artiste a toujours sa place.

Devez-vous vous adapter pour contrecarrer l’utilisation du numérique? Ou avez-vous envie de revenir à l’argentique pour être créatif autrement ?

Choé Milos Azzopardi : De toute manière, la photo argentique revient dans les magazines. En fait, ce qui m’étonne le plus, c’est la rapidité des variations. Il y a un an, on ne parlait que des NFT (Ndlr: certificat d’authenticité numérique), et j’avais la sensation que ça allait être un effet de mode.  Face au phénomène des intelligences artificielles, en revanche, j’ai vraiment l’impression qu’il y a une espèce de révolution qui se passe sous mes yeux. Elle va beaucoup plus vite que mes propres pensées , donc je me sens plus en observation et, peut être, à un moment je passerai à l’expérimentation. Pour l’instant je n’ai ni l’envie de diaboliser ni l’envie d’idéaliser ce qu’on peut faire avec l’intelligence artificielle. Je prends l’IA comme un outil, pour apprendre à l’utiliser et aussi pour le comprendre. 

Est-ce qu’il y a une sensibilité qui assure qu’il y a un humain derrière la photo? 

Chloé Milos Azzopardi : Peut-être au niveau de certains détails, mais parfois c’est le regard qui n’est pas encore très bien défini. Mais dans six mois, c’est fini avec la vitesse d’évolution.

Certains commencent à dire attention, ça devient dangereux.. 

A propos des NFT? Est-ce que cette certification a un intérêt autre que financier? Est-ce que ça permet quand même de sécuriser vos œuvres? 

Joan Fontcuberta: Pour moi, c’est un effet de marché: apporter une sécurité à la limitation et la  traçabilité des œuvres.  En ce qui concerne la création, ça ne change rien pour moi, c’est plutôt quelque chose à voir avec la distribution et le commerce. 

Chloé Milos Azzopardi : Pour moi, c’est juste histoire de créer de la valeur en plus, en rendant une image unique. Mais, par le numérique, elles sont reproductibles de toute façon. Donc, je ne vois pas trop l’utilité. 

La place des femmes a-t-elle évolué dans le monde de la photographie?

Joan Fontcuberta: La photographie est une discipline où on trouve plus de femmes actives, avec une grande reconnaissance internationale, que dans la peinture par exemple.

Chloé Milos Azzopardi : C’est vrai, dans les grandes expositions d’art contemporain, les femmes sont moins présentes

Comment imaginez-vous le futur pour le photographe, les artistes photographes ? 

Joan Fontcuberta : C’est une question très abstraite, c’est quoi l’avenir de la photographie? l’avenir de l’image? De la culture visuelle? la communication?… 

Je pense que la photographie n’a jamais cessé d’évoluer depuis presque deux siècles. Les frontières qui donnent à la photographie une nature particulière sont en train de se confondre avec d’autres catégories d’images. Aujourd’hui, avec un appareil photo,  on ne sait pas si on produit une image fixe dans le milieu ou si on crée un enchaînement d’images.  La photographie doit revenir à la création d’ images, quel que soit l’outil.. 

CRÉDITS :

Interview: Alice Morelli

Texte : Franck David

Photos : @lambert.davis