Keziah jones
Le rythme, c’est la vie !
Discret depuis une dizaine d’années, le chanteur, compositeur et guitariste nigérian a multiplié ses champs créatifs pour nous revenir avec de nouvelles compositions, ainsi que des projets d’albums studio et live. Un retour très attendu qu’il accompagne d’une tournée et d’une escale à Niort et Poitiers. Keziah Jones nous devait donc bien quelques explications !
Souvenez-vous, c’était en 1992. Avant internet et les réseaux sociaux, un jeune artiste nigérian fraîchement débarqué de Londres à Paris signait un hit qui devenait son crédo : « Rhythm is Love ». Repéré dans le métro de la capitale, signé par une maison de disques française, Keziah Jones imprimait sa marque musicale, le blufunk, synthèse parfaite de la richesse de ses influences : blues et funk, mais aussi jazz, rock, soul et musique yoruba, le tout chauffé à blanc par l’héritage militant de Fela Kuti, son modèle et compatriote. Absent sur disque depuis l’album « Captain Rugged » de 2013, Keziah Jones revient bouillonnant d’une multitude de projets auxquels il entend donner le jour cette année. En attendant son passage à Niort, il en dévoile quelques détails à J’Adore Niort.
Content d’avoir de vos nouvelles ! Qu’avez-vous fait ces dix dernières années ?
Je me suis beaucoup impliqué dans d’autres styles musicaux et dans d’autres disciplines artistiques. J’ai travaillé avec des danseurs, avec un réalisateur et avec un artiste visuel qui m’a fait intégrer un collectif avec lequel j’ai participé à des événements au Centre Pompidou de Paris en 2021. Et à Marseille aussi, pour un spectacle qui utilisait ma musique pour des films et de la danse, qui questionnait sur la culture du Nigéria et sur le langage. J’ai tenté d’élargir mes perspectives au-delà de la musique, des concerts et des festivals, pour collaborer avec d’autres personnes, et ouvrir mon esprit à d’autres éléments. Cette année, j’expose pour la première fois mon travail dans les arts visuels. De plus, je vis la moitié du temps au Nigéria, à Lagos, qui possède une grosse scène musicale. Je m’y suis beaucoup impliqué ces dernières années.
Vous vivez donc entre Londres et Lagos, comment est-ce que cela vous nourrit ?
Ce sont deux endroits totalement différents. Depuis mes huit ans, j’ai toujours bougé de l’un à l’autre. Désormais, je passe plus de temps au Nigéria où je me suis installé avec mes guitares. J’ai monté un studio dans ma maison de Lagos. J’y passe tout l’hiver et reviens l’été en Europe pour donner des concerts, sauf en 2023 où j’y suis resté beaucoup plus de temps afin de travailler en studio à différents projets d’albums.
Pouvez-vous nous en dire plus sur tous ces projets ?
J’ai enregistré en mai dernier à Lagos un album live qui doit sortir mi-2024. Du côté de ma propre musique, j’ai un projet acoustique à la guitare, un instrument que je pratique au quotidien depuis des années. J’ai enregistré beaucoup d’éléments mais ne peux pas encore lui donner le nom d’album. J’ai dans les tuyaux un album instrumental, un autre acoustique, un autre d’improvisation en groupe… Impossible de dire quel sera le prochain disque, peut-être un mélange de tout ça ! Peut-être cette année mais plus sûrement pour l’année prochaine. J’ai aussi démarré une collaboration avec Philippe Cohen-Solal, Class Of 89, qui a donné naissance à un EP en 2023, et nous préparons un album pour la fin de l’année.
Internet a ouvert des perspectives pour les artistes africains, asiatiques, sud-américains… comment ressentez-vous les opportunités pour la scène de Lagos ?
C’est vraiment super. Le fait que cette nouvelle génération se prenne en main, tant au niveau musical que marketing, et puisse se faire connaître partout dans le monde, cela prouve son intelligence. La mienne avait dû se déplacer en Europe alors que cette scène peut rester au Nigéria et faire entendre sa musique dans le monde entier. Grâce à elle, la musique nigériane est désormais connue internationalement, chacun peut s’exprimer. Ma nièce et mon neveu sont par exemple dans la production musicale. Tout est prêt pour les jeunes artistes alors qu’à mon époque, il fallait tout expliquer à propos du pays d’où je venais, de ma musique, de cette combinaison inédite de musique nigériane et occidentale. À présent, il n’y a plus besoin d’explications autour de la culture africaine et de la musique du Nigéria en particulier. Désormais, le défi sera de profiter de cette opportunité pour plus parler des enjeux autour de l’Afrique et du Nigéria. Pour le moment, les jeunes ne le font pas mais ils vont y venir.
Tout cela m’aide car les gens comprennent tout ce que j’ai voulu dire quand je parlais du Nigéria, de Fela Kuti… J’avais toujours prévenu qu’une nouvelle vague d’artistes émergerait du pays et aujourd’hui, elle arrive. Sachant qu’il y a aussi eu une énorme vague afro-américaine, qui a fait connaître une culture, et que tous se sont parlé. Pour tous ces échanges, le monde s’est amélioré.
C’est vrai que les échanges se font dans les deux sens, que l’Afrique est aussi influencée par le hip-hop, les musiques électroniques, la trap music…
Oui, définitivement, mon neveu n’a jamais quitté le pays mais il est à fond dans la trap. Il en connaît tous les producteurs. Tout le monde influence tout le monde. Durant le mouvement Black Lives Matter, il y a eu pile au même moment à Lagos une manifestation contre les violences policières qui utilisait les mêmes techniques : une auto-organisation naturelle sans leader, des publications sur les réseaux sociaux… C’est bien que les jeunesses s’influencent et que des informations soient partagées. Même s’il est trop tôt pour savoir où tout cela peut encore mener.
Vous entretenez depuis trente ans un lien fort avec la France, comment le définissez-vous aujourd’hui ?
Il est historique ! Avant même d’y venir, je lisais des auteurs tels que Richard Wright, James Baldwin… tous des Américains passés par Paris dans les années 50 et 60. J’écoutais aussi tous les musiciens jazz venus jouer en France comme Thelonious Monk, Miles Davis… Ça me fascinait de comprendre ce qui les avait attirés. La France elle-même semblait fascinée par le jazz et par la culture africaine. Dans les années 40, des peintres, comme Picasso, étaient influencés par les masques africains, et intégraient ces images dans le cubisme. La France apparaissait comme un endroit unique en Europe par son attrait pour les cultures africaine et afro-américaine. En y débarquant, j’avais déjà une idée de l’intérêt qu’aurait Paris pour ce que je souhaitais réaliser. Immédiatement, en jouant dans la rue, j’ai commencé à toucher un public. C’était le début d’une relation passionnante. Avec le temps, j’y ai toujours gardé un public, qui, ce que j’ai compris plus tard, aimait mon authenticité live et ma façon de rester moi-même. En trente ans, j’ai continué à tourner, le public a toujours été derrière moi pour m’encourager.
Comment ce public a-t-il évolué ?
C’est intéressant car les choses ont changé, beaucoup de choses sont survenues. À mes débuts, il y avait un quota imposé de 80% de musiques en français à la radio et à la télévision. Cela a changé, beaucoup de jeunes se sont mis à l’anglais. D’un autre côté, la musique urbaine a explosé, la France devenant le deuxième marché mondial pour le rap. En ce qui concerne mon public, j’ai l’impression que les fans viennent désormais avec leurs enfants. J’évolue depuis suffisamment de temps dans le métier pour avoir vu arriver une nouvelle génération. En revanche, la tranche dans la vingtaine est peu présente à mes concerts, elle m’a l’air plutôt portée sur les musiques électroniques et le rap. Il y a moins de musiciens. Alors que les 14-15 ans se remettent à la guitare, à la musique live.
Avec vos reprises de Fela Kuti, Stranglers, Prince, Antônio Carlos Jobim… votre récent EP « Rugged Covers » offre un parfait résumé de votre métissage musical !
Il reflète le fait d’avoir grandi au Nigéria et en Angleterre, où la fin des années 70 était marquée par le punk, la new-wave et le ska, puis les années 80 par l’électro-pop façon Duran Duran, Soft Cell… Au même moment, mes amis en Amérique m’envoyaient des disques de funk comme ceux de George Clinton. Par ailleurs, je lisais beaucoup. J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir ainsi élargir mes horizons. En tant que musicien autodidacte, toute musique s’apparente pour moi à un outil mis à disposition. Je suis venu à la musique de façon naturelle et ne me soucie pas des catégories musicales. Tout contribue à une sorte de pot commun duquel j’extrais ma propre musique. C’est drôle car sur mon premier album, « Blufunk is A Fact! », le guitariste était excellent et fan d’Iggy Pop, David Bowie, Thomas Dolby… de tout le post-punk à guitares. J’ai beaucoup appris de lui. Quand nous avons travaillé ensemble, c’était selon une perspective funk pour une collaboration étonnante, avec beaucoup d’erreurs, mais des erreurs qui fonctionnaient bien. Grâce à ça, nous avons produit des musiques aux rythmiques inédites, à l’image de « The Waxing And The Waning » qui sonne inhabituel, à la fois afro, un peu jazz. Tout cela donne un mélange intéressant, né de cette étendue d’influences.
Quel souvenir gardez-vous de chanter dans le métro parisien ?
J’avais beaucoup lu sur Paris, je collectionnais les cartes postales : Coltrane, Miles, Monk… tous ces artistes venus à Paris. C’est pour eux que j’étais là. Je n’avais jamais voyagé ailleurs, à part Lagos et l’Angleterre. Il me fallait aller à Paris, qui était l’endroit le plus proche de Londres. Sur le bateau vers Calais, j’ai rencontré un gars avec qui j’ai discuté, qui m’a hébergé deux nuits, m’a fait découvrir la ville avec sa voiture. J’ai ensuite rencontré plein d’autres personnes ouvertes et généreuses. L’idée était de jouer dans la rue, de gagner assez d’argent pour payer mon voyage retour. Je voulais explorer la capitale comme dans ces cartes postales du jazz sans aucun autre plan en tête. J’ai alors compris que je pouvais jouer sur les quais du métro ou devant des cafés, contrairement à Londres. Ça m’a ouvert l’esprit tout en me permettant de tester ma musique. C’est bien après que j’ai connu la réputation de la ville, parfois dure. Peut-être était-ce parce que j’étais jeune, c’était l’été, je ne ressentais aucun danger, c’était énorme. Peut-être ne le referais-je plus car la société a changé, comme partout.
Votre hit « Rhythm Is Love » reste incontournable dans vos concerts, quel est votre rapport à cette chanson ?
C’est une chanson qui dure depuis si longtemps et pourtant, c’est aussi la plus demandée, la plus attendue par le public. Quand je l’ai composée, je ne l’imaginais pas sous cet angle, c’était une chanson toute simple, toute en émotion. Les gens l’ont adorée, et moi aussi car elle illustre un certain moment de ma vie. Je vivais à Londres, étais amoureux d’une fille… Elle exprime la pureté de la jeunesse.
Qu’avez-vous prévu pour votre nouvelle tournée ?
Il y a à la fois une partie de la tournée acoustique pour me permettre d’explorer les nouvelles compositions en public, et une partie en groupe qui est l’occasion de jouer les vieux morceaux mais aussi de laisser place à l’improvisation. C’est quelque chose dont j’ai beaucoup envie.
Interview : @p4sc4lbertin
20/02/2024 – Poitiers (Republic Corner)
21/02/2024 – Niort (Le Hangar)