Isabelle Autissier et Dominique Chevillon
Le dérèglement en marche.
Isabelle Autissier et Dominique Chevillon
Hausse des températures, disparition de certaines espèces animales et végétales, montée du niveau de la mer…. Isabelle Autissier préfère parler de dérèglement que de réchauffement climatique. Devant une tasse de café et quelques carrés de chocolat noir, la navigatrice, écrivaine et présidente d’honneur de WWF France a échangé avec Dominique Chevillon, ancien président du Ceser (Conseil économique, social et environnemental régional) Nouvelle-Aquitaine, vice-président de la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux) France, président de Ré Nature Environnement, vice-président du Parc naturel marin de l’estuaire de la Gironde et des pertuis charentais et ancien dirigeant d’une grande mutuelle de Niort, lors d’un face-à-face.
Avec le réchauffement de la planète, le dérèglement climatique ne peut plus être ignoré.
Dominique Chevillon : Il y a toujours eu des périodes chaudes/froides en alternance dont on ne connaît pas bien les causes. Mais là, on est entré dans une période différente. On a maintenant des éléments qui permettent de dire que les activités humaines contribuent à une évolution rapide. Sur 3000 ans, le vivant s’adapte. Mais les périodes d’accélération forte ne lui permettent pas de s’adapter.
Isabelle Autissier : Il y a déjà eu des quasi-extinctions d’espèces sur quelques centaines ou milliers d’années mais c’est aussi la première fois que l’extinction d’espèces vivantes est si rapide. Si 90 % d’espèces vivantes disparaissent, ce n’est pas bon pour nous… Nos sociétés aussi auront du mal à s’adapter. Une plante a juste besoin de soleil, d’eau et de nutriments. Ce qui n’est pas notre cas. On est en train d’entrer dans une période d’instabilité. Or les sociétés humaines se sont construites sur de la stabilité. Par exemple, si l’humain était resté nomade et n’avait pas construit de maison, on s’en ficherait de la montée des eaux. Le fait que tout vienne à se dégrader et à changer, cela va poser problème.
Est-ce que ces changements sont inéluctables ?
Isabelle Autissier : Sur le climat, on a un temps de retard. Ce qu’on paie aujourd’hui, cela correspond à ce qu’on a fait il y a deux siècles. Même si on émettait zéro gaz à effet de serre aujourd’hui, ce qui est loin d’être le cas, on ne pourrait pas arrêter le dérèglement climatique. C’est différent avec la biodiversité. Tant qu’on n’a pas totalement éradiqué une espèce, tant qu’il reste quelques individus, si on fait ce qu’il faut, ça peut repartir. Prenez l’exemple du thon rouge en Méditerranée. Il y avait 90 % de biomasse en moins. Ses effectifs sont remontés. On est parfois surpris de la vitalité des systèmes et de leur temps de reprise très court. Après, il ne faut pas oublier que l’un agit sur l’autre. Les espèces vivantes ont besoin d’eau, de certaines températures…
Dominique Chevillon : Avec le vivant, il y a toujours une évolution. On a tendance à vouloir garder les espèces dans les mêmes quantités, à vouloir figer. Mais la réalité est tout autre. Certaines espèces profitent de la diminution d’autres pour se développer. L’évolution du vivant ne se fait pas sur une échelle d’une, de deux ou de trois générations.
Isabelle Autissier : Oui, il y a toujours eu des changements. Ce qui est problématique en ce moment, ce sont les disparitions d’espèces qui sont très rapides. C’est vraiment la rapidité le problème. L’objectif n’est pas de revenir à un état initial. D’ailleurs, sur quel état initial se baserait-on ? Celui d’il y a 100 ans ? 1 000 ans ? En quarante ans, 65 % des vertébrés sauvages ont disparu. Aujourd’hui, la biomasse des poulets d’élevage est plus importante que celle des oiseaux sauvages !
Dominique Chevillon : Quand on étudie la biomasse des mammifères, 96 % sont des animaux d’élevage et des humains contre 4 % de mammifères sauvages !
« On peut aménager un peu, mais on ne peut pas être en conflit avec un élément comme l’océan »
Ces changements vont également avoir un impact sur l’ensemble de la biodiversité…
Dominique Chevillon : Ce sont les espèces qui ont plusieurs cordes à leur arc qui ont le plus de chances de s’en sortir. C’est différent pour celles qui ont besoin d’une seule chose pour se nourrir, surtout quand les changements sont rapides. Regardez les étourneaux ou les pies chez les oiseaux ; ils se sont très bien adaptés à la ville par exemple.
La montée des eaux est également inquiétante. La Charente-Maritime n’est pas épargnée.
Dominique Chevillon : L’eau de la mer est déjà entrée dans les réserves naturelles de Moëze-Oléron et de Lilleau des Niges, sur l’île de Ré. L’écosystème terrestre commence à être remplacé par un écosystème maritime. Moëze-Oléron n’a pas de village à proximité, cela pose moins de problème. Quand il n’y a pas d’habitat humain, il faut laisser pénétrer la mer. Mais ce n’est pas le cas de Lilleau des Niges avec les villages d’Ars-en-Ré, des Portes-en-Ré et de Saint-Clément-des-Baleines à proximité.
Isabelle Autissier : Le problème, c’est que, même pour protéger un village, on ne peut pas construire des digues de deux ou trois mètres. C’est une question d’équilibre. La mer fait pression, va grignoter par-dessous et salinise les terres.
Que pouvons-nous faire alors ?
Isabelle Autissier : Dans certains endroits, il va falloir que l’humain recule. C’est récent que les gens s’approchent autant du bord de mer. Avant, il n’y avait que des villages de pêcheurs aussi proches de l’eau. Maintenant, c’est une course de vitesse pour aller toujours plus près de la mer.
Dominique Chevillon : On ne peut pas dire que La Rochelle ne sera plus habitable mais elle le sera différemment.
Isabelle Autissier : Il faudra construire sur pilotis. À La Rochelle, ça va être difficile de garder les quartiers de Port-Neuf, Tasdon, Les Minimes en l’état. Même s’il n’y a que 20 centimètres d’eau dans les rues. Cela va avoir un coût avec la construction de digues, de ponts… À un moment donné, on ne peut pas continuer de lutter contre la puissance de l’élément. On peut aménager un peu, mais on ne peut pas être en conflit avec un élément comme l’océan.
Pourtant, les constructions immobilières continuent de se rapprocher du bord de mer…
Isabelle Autissier : Depuis la tempête Xynthia en 2010, qui a fait 29 morts à La Faute-sur-Mer en Vendée, on a établi une carte des « zones noires » pour les permis de construire. Malheureusement, c’est à chaque fois qu’il y a un problème que ça bouge. Statistiquement, le niveau de la mer monte. Et côté météo, il va y avoir de plus en plus de violentes tempêtes. L’idéal serait de dire aux gens de déménager et de reculer. Mais ça, c’est impossible, les gens ne voudront jamais. On va avoir toutes les peines du monde à être raisonnable. C’est violent mais qu’il y a-t-il de plus violent que des familles qui meurent noyées ?
Dominique Chevillon : Prenez l’exemple de l’île de Ré. 40 % du territoire en moyenne est en dessous du niveau de la mer. L’ancien canton nord (Ars-en-Ré, Saint-Clément-des-Baleines, Les Portes-en-Ré, Loix et La Couarde-sur-Mer) est entre 65 et 70 % en dessous. Regardez le fief d’Ars, par marée de vives-eaux, la mer est à 70 centimètres du sommet de la digue. Les lieux les plus chers dans l’immobilier, pour lesquels les gens sont prêts à payer, sont les plus exposés. Mais c’est lié à nos ancêtres. Ils ont gagné sur la mer, et maintenant, il faudrait accepter de reculer ?
“Tant qu’on n’a pas totalement éradiqué une espèce, si on fait ce qu’il faut, ça peut repartir”
Les pouvoirs publics sont néanmoins bien au fait de ces dangers.
Dominique Chevillon : Le discours officiel parle de la « mémoire du risque ». Mais on avance grâce aux crises, c’est ça qui fait avancer les choses et il faut en profiter. Aujourd’hui, on sait qu’il ne faut pas continuer à construire mais, à La Rochelle, on densifie la construction parce que les intérêts économiques sont là.
Isabelle Autissier : Si on va dans cette logique, il faudrait qu’une ville soit toujours plus grosse. Sans oublier les activités industrielles qui peuvent être à risques aussi.
Dominique Chevillon : Il faut aussi avoir une vision qui dépasse le mandat électoral. C’est difficile d’avoir du courage politique. On a un président depuis sept ans qui ne veut rien faire à ce sujet. C’est la première fois. On en a eu des gouvernements. Mais on n’a jamais été en rase campagne sur des sujets aussi cruciaux.
Isabelle Autissier : Dans ses discours, il semblait pourtant avoir compris. Mais les échéances politiques reviennent plus vite que les éléments. Les élus se refilent la patate chaude. Et les gens qui défendent l’environnement sont limite traités de terroristes. Mais il faut regarder la réalité des risques.
Dominique Chevillon : Par chance, les habitations proches des côtes sont de plus en plus des résidences secondaires.
Isabelle Autissier : Cet habitat est moins habité. On peut se dire qu’il y aura moins de casse le jour où il y aura un gros problème. C’est plus facile de dire ça aux gens. C’est une façon de renverser les choses. Si on voulait être sage, il vaudrait mieux anticiper puisqu’on a la certitude à 100 % que cela va arriver. La seule chose qu’on ignore, c’est le niveau qu’atteindra l’eau. Le scénario pourra être plus ou moins catastrophique. Mais le coup est parti. En 2050, on sera à +2 degrés, on ne sait pas ce qui peut se passer.
Dominique Chevillon : Et +2, c’est une donnée moyenne. Déjà avec 1,5 degré de hausse, c’est un tiers des espèces qui disparaît selon le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), c’est colossal.
Isabelle Autissier : Ce qu’on mesure mal aussi, c’est le moment où cela va arriver. Dans un an ? Dans cinquante ans ? C’est difficile à dire mais, à un moment, il va se passer quelque chose.
Ne peut-on pas limiter la casse ?
Dominique Chevillon : Il faut que la mer soit en bon état pour absorber le gaz à effet de serre, que les forêts soient protégées, il faut planter des arbres pour produire de l’oxygène…
Que répondez-vous aux personnes qui refusent encore de croire au dérèglement climatique ?
Dominique Chevillon : Les effets sont lents et sont perçus par les spécialistes. Ceux qui s’y intéressent peu ne voient pas les effets. Mais aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on ne sait pas.
Isabelle Autissier : Et puis, il faut prendre les données scientifiques sur des longues périodes car les chiffres ne veulent pas dire la même chose selon les générations.
CRÉDITS :
Interview @JDelrieux
Photos @realkafkatamura
@bigwalls-bigseas.com , @isabelle.autissier